CHAPITRE XIV
Conrad Blight s’impatientait dans sa « chambre ».
Il but un verre de loalïouïn. Il écouta de la musique. Mais il ne parvint pas à apaiser ses nerfs.
Il essaya de dormir, mais en vain. Il ressassait sans cesse dans son esprit ce que lui avaient dit ses hôtes. Mais il ne savait qu’en penser, et des doutes revenaient le hanter.
Sa solitude dura plus de cinq heures, qui lui parurent horriblement longues, et il commençait à s’inquiéter quand il vit le mur s’ouvrir.
Dor S’Terno apparut. Il était seul. Une sphère jaune flottait au-dessus de lui.
Le vieil homme souriait. Il alla s’asseoir près du cosmonaute et, faisant usage du langage mental, lui dit :
— Les Tur m’ont prié de les excuser auprès de vous, mais ils n’ont pas pu revenir en même temps que moi. Ils sont retenus par un travail imprévu qui peut demander un certain temps. Mais ils viendront vous voir quand ils auront terminé.
— J’espère, dit Conrad, que tout s’est bien passé pour vous pendant la phase d’illumination…
— Nous appelons cela « le transfert d’ag ». Oh ! tout se passe toujours très bien. Mais il arrive parfois que quelques petits ajustements soient nécessaires lorsque tout est terminé. C’était le cas aujourd’hui. Mais comme ma présence n’était pas indispensable, j’ai préféré vous rejoindre. Vous ne vous êtes pas trop ennuyé ? Je vous sens un peu nerveux.
— Je ne me suis pas ennuyé. Mais j’avoue que j’étais impatient d’entendre la suite de votre exposé sur les harnils.
— Eh bien ! nous allons reprendre notre conversation où nous l’avons laissée…
Dor S’Terno se leva et remplit deux verres de loalïouïn. Ils burent en silence. La sphère jaune se rapprocha d’eux, sans doute pour faciliter leur entretien.
— Je crois, reprit le vieil homme, que je venais de vous dire, quand nous vous avons quitté, que cinquante ans après l’apparition du fléau, notre société, déjà terriblement désorganisée, vivait dans la violence et la peur, et que nous n’avions pas encore découvert la cause du mal.
— C’est cela même, fit Conrad.
— Les Asliss étaient presque convaincus qu’ils allaient subir le même sort que les Goelniffs et les Korlanes. Ils étaient sur le point de sombrer dans le désespoir.
C’est alors que mon grand-père, Dor K’Men – l’un ceux qui continuaient à chercher sans relâche un remède aux malheurs qui nous accablaient – fit une singulière découverte. Plus exactement c’est sa sphère jaune qui la fit. Il s’agissait, il faut le dire, d’un ful tout à fait exceptionnel, dont mon grand-père avait lui-même, méticuleusement, modifié les structures, et qui était capable de détecter des choses qu’aucun Asliss ni même aucun autre ful, n’aurait pu isoler.
» Entre le biologiste et ce que vous nommeriez son petit robot, la symbiose mentale était parfaite. Tandis que le premier ne quittait guère son laboratoire, le second opérait sans cesse à l’extérieur, surtout à Baïl Tore, la capitale de Soïda.
» Tous nos fuls portent des noms familiers. Celui que mon grand-père utilisait pour ses recherches s’appelait Igli. Il est mort – car, hélas ! ces créatures artificielles meurent aussi – il y a quinze ans, et ce fut réellement un grand deuil dans ma famille et dans les milieux scientifiques.
» À Baïl Toré, qui offrait alors le spectacle de la plus grande désolation, Igli s’efforçait de découvrir les premiers symptômes du mal chez ceux des Asliss qui n’avaient pas encore été visiblement frappés, et de déterminer le processus d’évolution du terrible fléau.
» Dor K’Men avait, depuis quelque temps déjà, la quasi-certitude qu’il ne s’agissait pas d’un virus organique, et que les méthodes habituelles de recherches biologiques étaient vaines en l’occurrence. C’est pourquoi il incitait Igli à chercher autre chose. Mais il ne savait pas quoi…
» Un jour, le petit ful, au lieu de transmettre à distance les quelques indications qu’il pouvait recueillir alors qu’il errait, invisible, dans la capitale aux rues désertes et où régnait la peur, revint en hâte au laboratoire. Dor K’Men sentit qu’Igli était tout frémissant et qu’il ramenait des nouvelles d’un intérêt exceptionnel…
— Ce dut être un moment extraordinaire pour votre grand-père…
— Oui. Et j’ose même dire que ce fut un moment historique pour les Asliss. Je n’essaierai même pas, évidemment, de vous rapporter sous la forme où elle se déroula l’étonnante conversation mentale qui eut lieu entre Dor K’Men et Igli. Elle était faite de signes abstraits plutôt que de paroles. Et vous ne connaissez pas encore assez bien notre civilisation pour pouvoir comprendre littéralement un tel entretien…
» Je me bornerai donc à vous dire qu’Igli avait enfin réussi à enregistrer l’existence, dans le cerveau de nos malades, de particules non organiques, et même non minérales, non atomiques, pour tout dire, donc échappant à toutes les données sur lesquelles reposent nos sciences. Particules qui n’en étaient pas moins terriblement agissantes et nocives.
» Igli avait, en outre, déterminé que ces entités microscopiques inconnues étaient vivantes à leur manière, et en outre intelligentes, et qu’elles agissaient très probablement de propos délibéré. Igli venait, en somme, de découvrir les harnils.
— C’était une découverte capitale, dit Conrad. Et je présume que, ensuite, vous avez pu rapidement éliminer le fléau.
Dor S’Terno eut un petit geste de dénégation.
— Ne croyez pas cela, mon cher Conrad. La découverte était assurément capitale. Mais elle ne nous apportait pas pour autant le remède. Nous ignorions d’où venaient ces harnils, comment ils s’étaient introduits sur notre planète, comment ils opéraient.
» Il fallut non seulement des mois, mais des années, pour que Dor K’Men et tous ceux qui s’étaient mis à travailler dans le même sens que lui, avec l’aide de leurs fuls, commencent à y voir un peu plus clair. Et, pendant ce temps-là, la situation empirait. Même dans leurs laboratoires, nos ancêtres vivaient dans une atmosphère de méfiance et de terreur, se demandant si l’un des leurs n’était pas déjà contaminé, c’est-à-dire au pouvoir des harnils.
» Un grand pas fut toutefois accompli le jour où il fut possible de déterminer avec certitude si un Asliss était ou non atteint par le mal. Tous ceux qui gardaient la pleine possession d’eux-mêmes respirèrent mieux.
» Mais il fallut encore une dizaine d’années pour que le remède fût trouvé. Je n’entrerai pas dans le détail de ces longues recherches, des faux espoirs que les nôtres eurent parfois. Je vous dirai, en bref, que, une fois de plus, la collaboration des fuls, et surtout d’Igli, nous a été précieuse.
» Mon grand-père et Igli pensaient depuis longtemps que dans cette lutte contre un adversaire invisible, insidieux et diaboliquement malfaisant, il fallait utiliser certaines des propriétés de l’ag. Des dizaines de milliers d’expériences furent faites. Et l’on finit par s’apercevoir que l’une d’elles avait donné, mais après une longue période d’attente, un résultat positif. Il s’agissait de l’expérience effectuée avec l’ag 68.540, qui est devenue, elle aussi, historique. L’ag 68 tuait les harnils… Mais il tuait aussi, hélas ! ceux des nôtres qui en avaient dans leur cerveau.
— Dès lors, dit Conrad, vous avez dû très vite éliminer le fléau.
— Hélas ! non… Le processus d’élimination fut très lent. Il fallut encore une dizaine d’années pour que nous ayons la certitude que tout était fini, et bien fini. Et il fallut cinquante ans pour que nous remettions de l’ordre dans nos affaires et retrouvions notre prospérité. Du moins, le mal avait cessé d’empirer dès l’instant où nous avions découvert le remède.
Le cosmonaute et le vieil Asliss restèrent un instant silencieux. Conrad méditait sur ce qu’il venait d’entendre. Durant cette pause, Ini fit son apparition. Elle portait un bizarre costume de couleur grise, et une coiffure surmontée d’une sorte de crête d’où sortaient des filaments bleus.
— Tout va bien, dit-elle avec un large sourire. Les ajustements nécessaires n’ont pas été compliqués. J’espère, Dor S’Terno, que vous avez apaisé la curiosité de notre hôte ?
— Oh ! j’ai beaucoup résumé. Mais je pense avoir dit l’essentiel. J’allais d’ailleurs ajouter deux ou trois choses.
— Etes-vous satisfait, Conrad ?
— Très satisfait… Ce que j’ai entendu m’a prodigieusement intéressé…
— Pourtant, je vois quelques questions se former dans votre esprit…
Le cosmonaute eut un sourire.
— Vous voyez tout, Ini. Oui, j’aurais voulu demander quelques précisions à votre éminent ami.
— Je me préparais précisément à vous en donner, dit Dor S’Terno. Posez vos questions, je vous en prie.
Conrad hésita un instant et dit :
— Excusez-moi, mais je m’étonne un peu, étant donné que vous avez un remède absolument efficace contre ces harnils, que vous n’ayez pas voulu prendre contact avec ceux de ma race qui sont venus sur votre planète pour me rechercher, et ne m’ayez pas permis de repartir avec eux… Vous avez pensé, n’est-ce pas, que certains d’entre eux pouvaient être contaminés. Mais qu’avez-vous à craindre, puisque vous possédez l’antidote ?
Le vieil homme leva ses deux mains ridées, à la peau légèrement bleutée.
— Je n’ai, sans doute, dit-il, pas été assez explicite dans mon exposé. J’aurais dû insister davantage sur le caractère très lent, très insidieux, et très difficilement détectable de l’implantation des harnils. Oh ! si nous devions être nous-mêmes contaminés de nouveau, nous finirions par les vaincre assez rapidement. Mais cela demanderait au moins deux ou trois ans, et ils auraient le temps de faire des ravages.
» Pour vous dire toute la vérité, nous ne savons pas avec certitude si ceux des vôtres qui sont venus à trois reprises sur Boïda étaient contaminés ou pas. Nous avons déduit qu’ils pouvaient l’être d’après ce qui vous est arrivé à vous-même, d’après la constatation que votre ami Ludmar n’était pas fou mais semblait ne plus avoir le contrôle de sa propre volonté, et aussi d’après les faits insolites qui se sont produits récemment sur plusieurs planètes de votre civilisation et que nous avons appris en lisant dans vos cerveaux. Tout cela nous a inspiré de la méfiance, et nous vous l’avons dit. Mais je vous répète que nous n’avons pas encore de certitude. Il faut au moins dix jours pour détecter la présence de harnils dans un être vivant. Et vos compagnons ne sont jamais restés plus de deux jours sur notre planète. Je peux, en tout cas, vous dire que, en ce qui vous concerne, vous n’êtes pas contaminé. Dans le cas contraire, nous aurions été obligés de vous détruire, et croyez bien que nous l’aurions fait avec autant de chagrin que si vous aviez été l’un des nôtres.
— Je n’en doute pas, dit Conrad, et vous auriez certainement eu raison d’agir ainsi. Mais tout cela implique que je ne reverrai jamais ma propre civilisation.
— Pas forcément, dit Ini. Nous menons une enquête pour en savoir davantage.
— Une enquête ?
— Oui. Le plus perfectionné de nos fuls, qui se nomme Aïs, est parti avec la mission d’atteindre votre astronef, le Galaxie IV, qui doit être toujours au même endroit, et d’y étudier la situation. Mais il ne sera de retour que dans quelques semaines. Nous serons alors fixés…
Le Galaxie IV ! Conrad pensa avec intensité à Aurélia, et sa souffrance se réveilla en lui. Il se contenta de dire :
— Oui, je vois.
Ce fut Dor S’Terno qui reprit la parole.
— Je ne vous ai d’ailleurs pas encore tout dit sur la complexité fantastique des harnils, et sur leur façon de procéder. Vous ne nous avez même pas demandé comment nous avons su qu’ils venaient des astéroïdes gravitant autour de l’étoile noire.
— J’allais précisément vous poser la question.
— Eh bien ! nous le savons par l’un d’eux… Nous avons, en effet, un prisonnier…
— Un prisonnier ?
— Nos ancêtres ont pu le capturer vivant, sur Soïda. C’est un être fait d’un agglomérat de particules mystérieuses, et qui n’est pas beaucoup plus gros qu’une tête d’épingle. Il vit toujours. Il est toujours captif…
— C’est effarant.
— Vous le verrez… Car, avant longtemps, nous vous ferons visiter, si vous le voulez bien, notre planète-mère. Il nous a fallu dix ans pour parvenir à entrer en communication avec ce harnil. Il se refusait – et c’est la seule chose qu’il consentait à nous faire savoir – à engager une conversation avec nous. Il serait trop long de vous expliquer par quel procédé nous sommes parvenus à l’y contraindre. Mais nous y sommes parvenus.
» Nous avons alors découvert qu’il savait tout de nous, connaissait nos sciences, notre biologie… Alors que nous ne sommes même pas encore sûrs de tout savoir sur lui, car les harnils sont des abîmes de mystère. Il s’est toujours borné à répondre à nos questions. Mais il y a certainement d’autres questions, celles qui touchent à l’essentiel, que nous n’avons pas su formuler. C’est ainsi que nous ignorons encore si les harnils ne forment pas une seule et unique créature, si celui que nous détenons n’est pas simplement un fragment d’un tout. Ils sont faits de particules qui correspondent, si vous voulez, à nos cellules organiques. Mais là s’arrête l’analogie. Ces particules peuvent se séparer, s’éparpiller, se rassembler de nouveau, selon des milliers de combinaisons plus complexes les unes que les autres, et chacune de ces particules infimes contient toute l’intelligence et tout le savoir de l’espèce. Chacune d’elles semble pouvoir communiquer avec toutes les autres par une sorte de télépathie…
» Nous n’avons pas pu déterminer combien de temps vivent les harnils, qui n’ont pas la même notion du temps que nous. Et, sur ce point, les conversations avec notre captif ont été particulièrement difficiles et n’ont donné que des résultats peu satisfaisants. Pour les mêmes raisons, nous n’avons pas pu déterminer leur mode de reproduction, ni de quoi ils se nourrissent, si toutefois ils se nourrissent.
— Tout cela est fantastique, dit Conrad. Mais avez-vous pu, au moins, savoir pourquoi ces créatures – ou cette créature, s’il n’y en a qu’une comme vous le supposez – s’attaquent aux planètes habitées par des êtres civilisés ? Est-ce dans un but de conquête ?
— Il ne semble pas… Les harnils (c’est Igli qui leur a donné ce nom, correspondant phonétiquement aux premiers signes scientifiques par lesquels il a communiqué sa découverte à mon grand-père) se comportent comme ils le font beaucoup plus pour se distraire, pensons-nous, que pour conquérir. C’est d’ailleurs ce qu’a essayé de nous expliquer notre prisonnier, qui se rendait parfaitement compte des tortures abominables infligées par ses semblables aux êtres vivants de notre sorte, mais qui, visiblement, ne s’en souciait pas.
» Vous savez comme moi, mon cher Conrad, que le mal et la souffrance ont toujours tenu, hélas ! une large place dans notre univers, et que les civilisations les plus évoluées et les plus sages s’emploient à les faire disparaître ou à les atténuer le plus possible. Eh bien ! les harnils, c’est l’esprit du mal à l’état pur, c’est la cruauté gratuite la plus perverse, la plus effrayante, la plus diabolique qu’on puisse imaginer. Tout se passe comme s’il y avait autour de cette étoile noire une sorte de réservoir d’abominations. »
Le vieil homme se tut un instant. Il semblait très ému. Il reprit en ces termes :
— D’après ce que nous avons pu recueillir dans nos conversations avec notre minuscule prisonnier, il semble que dans certaines conditions favorables autour de leur habitat naturel, – courants de radiations ou autres phénomènes cosmiques – certaines de ces particules malfaisantes puissent atteindre les planètes les plus proches.
« Et vous allez maintenant comprendre pourquoi la lutte contre ces horribles et invisibles envahisseurs a été si difficile. Nous avons mis très longtemps, même après avoir trouvé le remède, pour comprendre ce qui se passait exactement dans ceux des nôtres qui étaient frappés par le fléau. Nous ne l’avons appris que par notre prisonnier.
» En fait – et pour simplifier, car c’est encore beaucoup plus compliqué que je vais vous le dire – quand une population est largement atteinte, il y a trois sortes de « contaminés ». Le mot « contaminés » n’est certainement pas celui qui convient, mais je l’utilise pour la commodité du langage. Le mot « malades » ne conviendrait pas non plus. Nous employons plutôt le terme de harnilisés, qui s’applique mieux à la réalité.
» Nous faisons une distinction, et qui comporte beaucoup de sous-nuances, entre ceux que nous avons nommés les « harnilisés intégraux » et les autres, ces derniers se divisant eux-mêmes en deux catégories : les « harnilisés moyens » et les « pseudo-harnilisés ».
— Tout cela est bien étrange, dit Conrad.
— Étrange, en effet, et sans doute pas très clair pour vous. Mais vous allez comprendre. L’implantation des harnils est très lente. Je vous ai déjà dit que le temps ne semblait pas compter pour eux. Il s’écoule parfois près d’un demi-siècle avant qu’ils ne commencent à se manifester dans le milieu où ils opèrent. Vous savez déjà qu’ils s’installent dans le cerveau de leurs victimes. Mais jamais, au début, ces abominables particules – qui, comme nos fuls, peuvent aisément se glisser à travers les atomes de n’importe quel corps solide – ne s’introduisent dans un adulte. C’est dans la substance cérébrale d’un fœtus qu’elles vont se loger bien avant la naissance. L’être qui naît et qui sera un « harnilisé intégral », est non seulement en leur possession, mais tout ce qui normalement aurait constitué sa propre personnalité, sa propre volonté, a disparu. Le harnil est non seulement le seul maître du corps qu’il habite et qu’il a pu étudier à loisir, mais il en est l’esprit même. Et si la prise de possession n’a pas été totale à la première génération, elle le sera à la seconde. Toute trace des caractéristiques mentales et affectives aura alors disparu. C’est un être totalement nouveau qui se dissimulera ainsi parmi ceux dont il aura lui-même l’apparence…
— C’est monstrueux, dit Conrad.
— En fait, les « harnilisés intégraux » n’ont jamais été très nombreux, même au plus fort de nos malheurs. Pas beaucoup plus d’une cinquantaine sur Soïda et d’une dizaine sur Boïda. Mais ils furent longtemps les plus difficiles à détecter et à extirper. Il faut dire qu’ils ne se livraient jamais eux-mêmes à des actions insolites et horribles. Ils se contentaient de se délecter à leur spectacle. Ils déléguaient dans des cerveaux d’adultes quelques-unes de leurs particules. Et les êtres vivants ainsi atteints devenaient peu à peu des « harnilisés moyens ». Ils étaient beaucoup plus nombreux que les premiers, et commençaient à exercer des ravages. Puis, lorsqu’ils avaient totalement pris possession de leurs « hôtes », ils se retiraient plus ou moins du jeu, pour se contenter eux aussi d’observer.
» Quant aux « pseudo-harnilisés », qui, eux, se multipliaient de plus en plus vite, leur cas était assez différent. Les harnils avaient introduit dans leur cerveau, non pas des parcelles d’eux-mêmes, mais des corpuscules inanimés et télécommandés par eux. Il est très difficile de se représenter tout cela. Mais le rapport entre ces créatures microscopiques et leurs appareils encore plus microscopiques, était un peu de même nature que celui qui existe entre nous et nos fuis, mais avec cette énorme différence que nous sommes orientés dans le sens de la bienveillance et non dans celui du mal.
» Les « pseudo-harnilisés » – et ce que je viens de vous dire vous explique le nom qu’on leur a donné – n’étaient donc pas directement sous la coupe des harnils, et on a pu, eux, les guérir. Ils gardaient au fond d’eux-mêmes leur propre personnalité, ce qui était encore plus effroyable que si leur esprit avait été totalement anéanti. Ils étaient soumis par une sorte d’hypnose mentale télécommandée, et contraints à commettre des actes épouvantables, ou à manifester toutes les apparences de la folie. Les raffinements des harnils dans l’exercice de la cruauté étaient d’une incroyable variété, et s’étendaient non seulement à notre race, mais à tous les êtres vivants.
— Monstrueux, répéta Conrad. Et je vois, en effet, maintenant très bien le mécanisme de cette stupéfiante et maléfique entreprise. J’en ai le frisson.
— Nous frissonnons encore nous aussi, dit Ini, quand nous songeons à ce qu’ont enduré les nôtres dans le passé. Nous préférons ne pas parler de ces choses. Mais il fallait bien que nous vous en informions…
La jeune femme avait un visage grave. Elle ajouta :
— Vous comprenez maintenant pourquoi nous sommes méfiants. La seule pensée qu’un harnil pourrait s’introduire dans un enfant à naître nous effraie…
Il y eut un moment de silence. Conrad demanda :
— Et savez-vous ce que font ces abjectes créatures quand elles ont tout détruit sur une planète ?
— Elles ne font rien. Elles attendent. Elles attendent que quelque radiation propice leur permette de regagner leur habitat. Il leur arrive aussi de s’introduire avec leurs victimes dans un astronef pour aller exercer leurs méfaits sur une autre planète. Notre prisonnier nous l’a dit. Et nous avons lieu de penser que c’est vrai. Vous le verrez bientôt, Conrad. Vous pourrez le questionner vous-même au moyen des appareils que nos ancêtres ont conçus pour communiquer avec lui. J’ajoute cette précision : le plus difficile n’a pas été de le prendre – car il y avait des harnils dans le cerveau d’innombrables Asliss – mais de lui construire une prison d’où il ne puisse pas s’échapper. C’est encore grâce à l’ag que nous y sommes parvenus.
Conrad réfléchit un instant.
— Ne lui avez-vous pas demandé, depuis que je suis parmi vous, s’il connaît la civilisation à laquelle j’appartiens, et si elle est contaminée ?
— Bien entendu, dit Dor S’Terno, nous lui avons posé cette question-là. Il nous a répondu qu’il n’en savait rien, car il lui était impossible de communiquer télépathiquement, à cause des parois de sa prison, avec ce qu’il appelle « le grand être ténébreux ». Nous pensons qu’en effet il en est ainsi.
Le vieil homme se leva.
— Et maintenant, si vous le permettez, je vais prendre congé, car j’ai un rendez-vous dans quelques instants. Mais nous nous reverrons. Et en tout cas je vous laisse Ini, qui est plus agréable à voir que moi…
Il eut un petit rire aimable et disparut à travers le mur.
Ini avait légèrement rougi.
Elle alla mettre en marche un appareil à musique, et le régla sur une mélodie discrète et un peu mélancolique, puis retourna s’asseoir près du cosmonaute.
— Je vois bien, lui dit-elle, que vous attendez avec impatience le retour du petit ful Aïs pour savoir ce qui se passe chez les vôtres.
— Oui, je l’avoue. Beaucoup d’impatience.
Elle sourit.
— Il faut être patient, Conrad. Je vous apprendrai à le devenir.